Le livret d’Hubert + Les guérisons de Joseph



Le livret d’Hubert

Une des dernières sottises de ma mère avant sa mort consista à brûler tous nos papiers, les siens et ceux de la famille. Nous n’en trouvâmes aucun dans la vieille maison. Aucune lettre, aucune photo, aucun titre. Table rase. Même pas le carnet d’adresses ni le contrat EDF. Des années après, cette détermination à détruire me donne encore le vertige. Il me semble qu’au delà de sa propre disparition elle avait décidé de rendre orphelins du passé ses propres enfants et les enfants qui naîtraient d’eux.

Qu’elle supprimât les documents la concernant, ma foi, on pouvait l’admettre comme une forme de désespoir qui la poussait à éliminer toute trace de son passage sur terre. On acceptait déjà moins qu’elle détruisît tout ce qui témoignait de mon pauvre père ou de nous autres, ses enfants. Mais qu’elle anéantisse ce qui nous venait de plus loin dans la famille et dont elle se trouvait simplement dépositaire, la rend à mes yeux définitivement criminelle ; elle a délibérement voulu tuer tous nos ancêtres, les siens et ceux de mon pauvre père.

Son grand-père Hubert, seul, trouva grâce à ses yeux. En effet, nous avons retrouvé, coincé assez curieusement dans une rainure du tiroir de l’armoire, un lambeau de photographie représentant un visage que j’identifiai tout de suite comme celui du vieux Ardanlade. Je reconnus même la photographie d’où ce lambeau provenait : dans mon enfance, j’avais souvent examiné cet agrandissement d’un cliché d’amateur. Lorsque ma mère me racontait encore ses jeunes années pendant ses longues séances de repassage, nous plongions volontiers dans la boite aux photos pour mettre une image derrière les personnes dont elle me parlait et je n’en finissais pas de poser des questions sur ces inconnus désormais raidis par la mort autant que par l’objectif du photographe. Le cliché représentant Hubert Ardanlade revenait sous mes yeux plus souvent que les autres pour la simple raison que cet agrandissement, au double d’une carte postale, dépassait du lot des minuscules photos au format standard. J’admirais ce bon Pépé géant, posant débraillé en chemise ouverte et pantalon de jardinier, homme-colonne, tondu, aux yeux farouches, aux vastes bacchantes en ailes d’ange qui lui encadraient le menton. Dans ses bras, il tenait deux fillettes endimanchées : Juliette à droite, Marthe à gauche. Il les levait fièrement à la hauteur de ses épaules. La scène avait lieu dans un jardin : à l’arrière-plan, une citerne d’arrosage à l’ombre du figuier.

A l’évidence, ma mère avait déchiré cette photographie, en avait jeté ou brûlé tous les morceaux à l’exception de ce visage qui avait échappé au saccage. Par hasard ? Je ne le crois pas. Je connais assez l’esprit tordu et méthodique de mon démon de mère pour la soupçonner de m’adresser un signe au delà de tout ce qu’elle détruisait. Et je la soupçonne même d’avoir glissé volontairement le visage d’Hubert en intrus dans l’armoire de famille. Cela a dû bien l’amuser ! Pourquoi ? Parce qu’elle saluait ainsi un secret de famille que la plupart des Ardanlade avaient ignoré sur eux-mêmes.

Or, ce secret, je l’avais découvert et révélé à Juliette, moi, son fils.


Cela se passa exactement en cet octobre où j’entrais en classe de Seconde qu’on appelait en ce temps “les Humanités”. Le nouveau professeur d’Histoire-Géographie nous avait demandé de rechercher des détails biographiques sur nos grands-parents et de les interroger sur nos arrières grands-parents. Je comprends aujourd’hui que Monsieur Gargoullaud entendait ainsi personnaliser l’intérêt que ses élèves porteraient à la période étudiée selon le programme. Puisqu’il s’agissait de travaux scolaires, j’ai eu droit de fouiller les très anciennes photos et les papiers de famille que mon père tenait dans une cassette en fer qui fermait à clé, inutilement d’ailleurs puisqu’il laissait cette clé sur la serrure. Depuis ma prime enfance, je trouvais cette boîte magique à cause de son odeur : parmi ses autres trésors de paperasse, mon père y conservait une demi-douzaine de gros crayons tout neufs, de ces crayons administratifs à mine d’un côté bleue, de l’autre rouge, en bois de pin qui sentait fort le conifère. Il y tenait beaucoup, à ses crayons. Leur parfum de scierie sautait à mon visage d’enfant, m’enivrait d’envie. « Tu les auras quand tu deviendras grand ! » Et voilà maintenant, enfin grand, élève de seconde, je pouvais me servir mais non, ces crayons me paraissaient bien trop moches.

Au fond de la cassette, parmi les papiers de famille, je découvris des livrets militaires : celui de mon père, ceux de ses ancêtres Vacquat et aussi celui d’Hubert Ardanlade, mon arrière-grand-père maternel. Je l’étudiais avec soin, belle leçon d’Histoire ! et me souviens de l’émotion qui me prit à ressusciter, à travers un document durement administratif, le frémissement des amours et des larmes.

Il apparaissait qu’Hubert Ardanlade n’avait pas de parents connus. Son livret militaire mentionne : “ancien pupille des Hospices Publics”. Il venait d’un orphelinat. Né en 1855 à Nice. J’ai aujourd’hui sous les yeux son certificat de baptème en italien, lequel tenait lieu d’extrait de naissance avant que le service de l’état-civil ne s’installât dans le Comtat niçois à la suite de la cession de1860 à la France. Ce certificat indique qu’on a “recueilli (raccogliato) à Nice sous le porche de la cathédrale Sainte-Réparate le 11 janvier à l’aube un nouveau-né de sexe masculin “et que l’abbé Falconi le baptisa immédiatement sous le nom de : Ardanlade Hubert. Or que signifie ce raccogliato alors qu’en italien on attendrait plutôt raccolto, recueilli ? Erreur involontaire ou significative ? L’a-t-on trouvé au porche de l’église ou l’a-t-on remis à une bonne âme, comme cette “Signora Maria-Clara Fonti, femme d’entretien de la cathédrale” qui, au pied levé, va lui servir de marraine dans quelques instants ? Et pourquoi le baptiser aussitôt? Le croyait-on en danger de mort ? Ou désirait-on lui donner un nom, tout simplement ? Enfant trouvé de parents inconnus, on lui aurait attribué un prénom comme patronyme. Or on l’a appelé Ardanlade, ce qui sonne comme un nom de famille français plutôt qu’italien. Comme le prénom, Hubert et non pas Umberto. Il s’agit donc vraisemblablement d’un enfant abandonné par des parents connus qui ont déclaré ce nom.

Quel étrange nom, d’ailleurs ! J’ai autrefois cherché dans le Dauzat, dictionnaire des patronymes, et récemment, grâce à l’internet, j’ai fait explorer l’annuaire électronique de la plupart des départements de France. Nulle part on ne rencontre trace de ce nom. Rien pour m’ôter de l’idée qu’il s’agit là d’un nom forgé, d’un faux nom, d’un maquillage. Je ne peux m’empêcher de penser à l’anglais ardent lad , le gars passionné, le jeune homme plein d’ardeur. Ardent lad, Ardanlade, la transposition fonctionne assez bien. Mais pourquoi ? Ce surnom désignerait-il un jeune père amoureux originaire d’Angleterre ? Marin ou plus vraisemblablement touriste en villégiature ? Ou bien dissimulerait-il une mère anglaise venue cacher le fruit de brûlantes amours dans l’hiver de la Riviéra ?

Autre anomalie : le certificat de baptême ne mentionne pas de parrain. Cela surprend. L’abbé Falconi aurait pu s’en procurer facilement un. Le sacristain aurait fait l’affaire ou le bedaud. A moins tout simplement que le parrain présent ait refusé de donner son nom et volontairement omis de signer le registre pour ne laisser aucune trace.

Sur les jeunes années de cet Hubert Ardanlade, enfant de l’Asssitance publique, ma mère ne savait rien. Il n’en parlait jamais. Je crois qu’il avait connu une enfance de misère, vraiment.

Le professeur d’Histoire-Géo m’apprit alors à consulter le grand Larousse du XIXe siècle de la bibliothèque. J’y appris que vers le milieu du siècle précédent, les trois quarts des enfants des hospices mourraient avant six ou sept ans. Hubert avait donc eu assez de résistance pour appartenir au quart survivant, celui qu’on plaçait à la campagne à l’âge de raison. Quels paysans se chargeaient alors d’accueillir ces enfants contre une maigre rémunération ? Les plus pauvres, évidemment : ceux des fermes où il n’y avait rien à cultiver, où les gosses s’utilisaient à garder les animaux paissant le long des chemins à la lisière des champs d’autrui. Pauvres des pauvres, ces orphelins des Hospices ! On imagine sans mal la vie sordide, le mépris, les coups, le malheur. L’encyclopédie ajoutait des chiffres effrayants : sur dix mineurs arrêtés pour crime ou vagabondage, huit pupilles des Hospices. Comme la plupart de ces malheureux, Hubert avait dû s’enfuir et mener une existence de grands chemins. Oui, un fugueur. Autrement, je n’explique pas que, né à Nice, le livret militaire le mentionnait sur le feuillet annexe “établi sans domicile à Sisteron”.

J’apportais ce livret militaire en classe pour illustrer mon exposé, Monsieur Gargoullaud le décortiqua. Il attira tout d’abord notre attention sur trois petites lettres écrites à l’encre violette ill. mais biffées à l’encre noire. Il nous fit deviner que, de toute évidence, cette abréviation de trois lettres ne pouvait signifier que : “illettré”. Nous découvrîmes ainsi qu’Hubert avait du arriver illettré à l’armée mais qu’il y avait appris à lire puisqu’on avait ultérieurement rayé cette discrimination.

Notre professeur nous amena aussi à examiner les dates. Né en 1855, Hubert ne commence son service militaire qu’en 1879. Il a donc vingt-quatre ans. Pourquoi ce retard ? Le service se commençait à vingt ans sauf cas de sursis pour études ou soutien de famille, ce qui ne pouvait absolument pas concerner Hubert à la fois illettré et orphelin. Reste une seule explication : pendant quatre ans, il vagabondait. Voilà pourquoi il a échappé à la conscription : sans adresse fixe, où et comment le convoquer à un conseil de révision ? Et dans ce cas, l’armée considérait qu’il avait esquivé de manière frauduleuse son service miitaire et lui infligeait obligatoirement les cinq ans maximum de service. En fait, il ne se trouvera démobilié qu’en 1885, lui, après six ans de service, soit un an de plus que la durée normale. Que représente cette année supplémentaire : de la prison pour insubordination ? la période pour apprendre à lire et à écrire ?

A l’époque, on envoyait volontiers les conscrits de Sisteron dans les bataillons de chasseurs alpins. Hubert, lui, on le verse chez les zouaves et on l’expédie dans le Constantinois, le sud algérien, autant dire au bout du monde. Punition ? Là-bas, l’armée française prend son élan pour continuer sa future conquète du désert. Pour l’heure elle construit des casemates, des bourgades. Mais les zouaves, eux, baroudent. Ces dures unités mêlent conscrits européens et volontaires locaux, arabes ou kabyles. D’intrépides marcheurs qui vivent au bivouac par tous les temps et ne mesurent pas leur souffrance. Plutôt spartiates, ils se régalent d’un brouet constitué de poussière de biscuit trempé dans du kawa. Ils maraudent, braconnent et volent souvent leur nourriture. Hubert se vantait d’avoir goûté du serpent, du hérisson, du chien. Têtes brûlées aussi, pirates généreux. L’un d’eux s’avise d’offrir à boire aux camarades : il glisse une grosse éponge dans un broc, va le faire remplir chez le marchand de vin, puis refusant de payer le prix demandé, reverse dans le tonneau du marchand le contenu de son broc. Il ne lui reste plus qu’à récupérer le vin retenu par l’éponge, il recommence le stratagème chez plusieurs marchands et voilà la beuverie alimentée sans bourse déliée. Pépé Hubert qui ne parlait guère de ces années-là, riait encore de ce bon tour dans son grand âge. Pourtant, il en avait bavé chez les zouaves, ce brave type. Six longues années dans un bataillon disciplinaire aux franges du désert.

On le démobilise au printemps 1885 à Marseille. Il venait de débarquer d’Algérie, comme le prouvaient différents cachets sur le livret militaire. J’ignore la date de son mariage avec Flora à Vence mais il a dû se produire dans les jours qui ont suivi sa démobilisation. Ma grand-mère Alexandrine, leur fille, naquit le 26 août 1885. Quatre ou cinq mois après son arrivée en Europe, donc.

Hé bien ! voilà ce que mon travail scolaire révélait : une paternité impossible. Alexandrine n’avait aucun rapport de sang avec le père dont elle portait le nom. Comment auraient-ils pu la concevoir, Hubert zouave à Constantine et Flora domestique à Vence ? Dates irréfutables. Cette révélation abasourdit ma mère Juliette : quoi ? Flora, sa propre grand-mère, avait fauté ! Et sa propre mère, Alexandrine, témoignait de ces amours coupables ! Le monde, décidément…

Juliette ni personne n’eut jamais l’idée de rechercher l’identité du géniteur d’Alexandrine. Qu’allait-on remuer ! Il suffisait pourtant de se rappeler que le propriétaire de la ferme cultivée par les Ardanlade, se nommait Rabestin, celui du moulin à huile où justement Flora travaillait avant son mariage. Voilà qui devient clair, non ?

Car l’histoire se reconstitue assez facilement. Il suffit de poser une question simple : comment un zouave, sans famille, exilé depuis six ans dans un bled africain, peut-il rencontrer et épouser de but en blanc une demoiselle perdue dans le pays vençois ? Hé bien, il suffit qu’il rencontre un monsieur qui a engrossé une fille et que ce monsieur lui propose le marché suivant : « Tu n’as aucune famille, mon brave Hubert. A l’issu de ton service militaire tu vas recommencer ta misérable existence de journalier vagabond. Je t’offre une gentille petite ferme en état de fonctionnement à condition que tu maries une jolie demoiselle convenablement dôtée et que tu promettes de reconnaître et d’élever l’enfant qui lui naîtra bientôt. Sinon, cet enfant risque de finir à son tour abandonné à l’Assistance Publique, dont tu connais les manières. Tu le vois, je te propose une chaumière, un cœur à prendre, une famille et l’assurance d’une bonne action ! »

L’affaire peut se traiter sur le port de Marseille, à l’arrivée du bateau des démobilisables. Ou plus probablement par l’intermédiaire d’un officier, ami ou parent de l’engrosseur.

Cet engrosseur ne manquait pas de manières, remarquons-le : cet homme, amant de Flora, aurait pu ignorer ou faire chasser la servante “fautive”, comme les notables ne se gênaient pas de le faire à l’époque. Il s‘agissait donc d’un homme de devoir.

Pourquoi ne l’a-t-il pas épousé, alors ? Hé ! s’il avait déjà une famille ? Il y a des gâchis qu’on ne peut pas faire. Prenons le premier exemple venu : celui des patrons de la petite servante Flora. Voilà des gens qui venaient de perdre accidentellement un petit garçon de trois ans et qui par ailleurs avaient des jumeaux trisomiques profond. Divorcerait-on d’une aussi malheureuse mère pour épouser la bonniche ? Même si la mère éplorée se refuse à l’amour désormais, abandonnant son mari à se calmer le tempérament avec des passades ancillaires ? Non, bien sûr, quand on possède un brin d’honneur. Mais on répare du moins mal possible : la servante fille mère, il l’établit, il lui trouve un mari, il assure l’avenir de l’enfant.

Bien sûr, avec les Rabestin, je ne prends que le premier exemple qui me vient. Mais pas si innocent , tout de même !

On pourrait facilement découvrir le nom de cet engrosseur, ancêtre véritable si on suit la stricte filiation du sang. Je parie qu’on le trouve, ce nom, écrit en toutes lettres dans le registre des baptèmes de la cathédrale de Vence. Il suffirait d’ouvrir ce livre à la page de la petite Alexandrine et de lire le nom du parrain. Et je parie qu’on lirait : Monsieur Rabestin, propriétaire. Et je parie encore qu’à ce Monsieur Rabestin, on lui découvrirait comme prénom : Alexandre. Mais personne de la famille n’a jamais eu l’idée d’aller remuer ces choses. Même après mes révélations. Le vrai père d’Alexandrine, le grand-père aimé de Juliette se nomme à jamais Hubert Ardanlade et reste à jamais enfant trouvé.



Les guérisons de Joseph


Tonton Joseph consacra son existence à soigner ses nombreuses maladies mortelles dont il venait de guérir lorsqu’une automobile l’écrasa presque centenaire.

Sa première maladie mortelle, un chaud-et-froid, il l’attrapa à la Grande Guerre en déchargeant un wagon de foin dans la gare de Nice. Cela lui évita de monter au front pour s’y faire descendre comme ses trois pauvres frères. Il sut longuement profiter des excellents services hospitaliers de convalescence que l’armée avait installés sur la Riviéra et ne s’en sépara qu’après la fin des hostilités avec pension bien méritée d’ancien combattant invalide de guerre. Il échappa alors à l’épidémie de grippe espagnole qui emporta sa sœur Alexandrine.

En quelques petites années, Mémé Flora et Pépé Hubert perdirent ainsi quatre des cinq enfants qu’ils avaient mis au monde et élevés. Il ne leur restait que Joseph. Ils couvèrent encore plus leur petit dernier, gaillard taillé en déménageur et rose comme un Ecossais. Pour le rétablir de sa convalescence, Mémé Flora lui achetait du bœuf à griller, du beurre à l’hecto ou du vin bouché. Dans la ferme, les dimanches, on se contentait depuis toujours de nos lapins, de nos volailles et, à Pâques, d’un cabri. On se contentait d’huile de nos olives pressées au moulin Rabestin. Maintenant, même en semaine, Joseph gémissant exigeait de la grosse viande de biftèque au sang rouge ou du gras parfumé à la noisette. Il mastiquait lentement ses petits plats spéciaux au nez des petites filles, Juliette et Marthe, qui dînaient de soupe et de purée à l’huile. Il avalait des rasades de vin rouge. Ah ! ça remonte, je le sens ! soupirait-il. Il se régalait avec de petits airs dégoûtés. L’accablement de se nourrir ! Pour la sieste, Pépé Hubert lui avait offert une chaise longue qu’on appelait le transatlantique, qui accomplissait des croisières compliquées dans le jardin.

- Où tu le veux aujourd’hui ? demandait Hubert à son fils. Sous la treille ? A l’ombre du figuier ?

- Sous le tilleul, papa, il fait encore frais.

- Je ne te conseille pas le tilleul, mon petit. Ces jours-ci, il pleure ses larmes de sucre.

- Ah bon ! Alors, vers les pruniers, s’il n’y a pas trop de soleil !

Après la sieste, il montait dans sa chambre pour une longue séance d’haltères et d’extenseurs devant la fenêtre ouverte.

- Tu vas t’attraper du mal, disait Flora quand il redescendait. Regarde, te voilà tout en nage !

- Je dois me refaire du muscle !

Il geignait tout en roulant des mécaniques.

- Je te trouve très bien comme ça, disait Flora.

- Tu me trouves beau, hein ? Oui, mais de toi, maman, ça ne compte pas !

- Enfin, si ces haltères te donnent un peu d’appétit. Tiens, mon chéri, je t’ai préparé un café au lait. Il y a du miel de Saint-Lambert.

Le café au lait le remettait de sa gymnastique puis il allait faire un tour jusqu’au Grand Jardin où, sur les bancs, à l’ombre, les désœuvrés vençois s’éreintent à refaire le monde avant l’heure de l’anisette. Il acceptait parfois de dépanner une équipe qui manquait d’un quatrième à la pétanque.

Ainsi parvint-il à faire durer sa première maladie mortelle, le chaud-et-froid du train de foin niçois, jusqu’aux premières espérances de sa tuberculose à laquelle succéderont, au fil des ans, nombre d’autres affres tout aussi irrémédiables. .

A vrai dire, bien qu’il recelât en lui un trésor potentiel de maladies concommittantes, Tonton Joseph eut la sagesse de ne jamais se laisser attaquer par plus d’une affection à la fois. Comme l’œuvre de ces peintres aux styles variés que, pour apprécier, on se trouve contraint de classer en périodes bleues, roses, tachistes ou de Pont-Aven, la destinée thérapeutique de Tonton Joseph pouvait se diviser en époques historiques distinctes. Il eut, entre autres, sa période poitrinaire de Poincaré au Front Populaire, sa période anémie sous Daladier, sa période d’intoxication alimentaire avec Pétain, ses multiples périodes cancer pendant la Quatrième République, cancer de la gorge (Ramadier), des poumons (Pleven), des reins (Pinay), de la vessie (Mendès-France), du duodénum (Mollet, Pflimlin). Le retour aux affaires du Général de Gaulle lui inspira une période cirrhose, Pompidou sa période cholestérol. Il s’offrit, entre temps, quelques autres périodes aussi savantes que dangereuses. Il connut aussi une période paralysie dont il guérit par la peur d’un chien enragé et même une brève période malaria, lorsqu’un empereur annamite en exil vint s’installer dans une villa du plateau St-Michel.

Par bonheur, il n’avait aucune confiance dans les médecins qui, disait-il, l’auraient déjà tué plusieurs fois sous prétexte de le guérir. Sa croyance dans la médecine se bornait à rechercher les symptômes de sa prochaine maladie dans le Larousse Médical. Il tenait aussi les pharmaciens pour des empoisonneurs et ne leur concédait que l’aspirine. Ce remède universel, mêlé aux tisanes de romarin, triompha de ses successives maladies incurables.

Vers la fin de sa vie, Flora s’inquiétait surtout de l’avenir de son fils chéri. Qui prendrait soin de Joseph lorsqu’elle mourrait ? Elle le suppliait de se trouver une épouse et même manigançait des présentations. En vain : telle demoiselle manquait de ci, telle autre de ça, elles avaient toutes quelque chose qui n’allait pas à Joseph :.« Aucune que je puisse préférer à ma petite maman chérie ! » Et quand la maman chérie en pleurait, il riait d’elle puis remontait manœuvrer ses chères haltères « pour tenir la forme ». Bref, sur son lit de mort, Flora se désola de rendre l’âme surtout parce qu’elle laissait célibataire son fils.

En fait, il ne pouvait rien arriver de mieux à Tonton Joseph que de se retrouver orphelin : bien obligé enfin de se prendre en charge, lui et ses maladies. Comment un tel miracle peut-il arriver ?

Il quitta la ferme familiale dont l’usufruit s’éteignait avec sa mère, et s’établit modestement à Nice dans le quartier du port. « Mais oui, cette ville me rappelle ma jeunesse, j’y compte beaucoup d’amis ! » Grâce à sa maigre pension d’invalide de guerre, il y vivota quelque temps dans un chambrette avec vue sur le mouvement des bateaux. Cinémas, apéritifs, amis retrouvés, rapidement il se vit forcé d’augmenter ses trop modestes revenus. Par bonheur, il ne savait rien faire de ses dix doigts et, pensionné, n’avait pas le droit d’occuper un emploi déclaré. Aussi imagina-t-il, l’un des premiers, un trafic ouvertement clandestin : celui de vendre des cacahouètes le long des plages pendant la saison des baignades. Le profit de ce commerce sans patente ni impôt dépassa ses espérances. Les congés-payés commençaient à recouvrir la Côte d’Azur d’un tapis rouge de coups de soleil en estivants consommateurs. Les petits cornets à deux sous de Joseph s’arrachèrent si bien qu’à la fin du premier été il acheta un petit appartement qui se trouvait à la vente dans son immeuble. Il croyait l’habiter. Cependant, les locataires tardèrent à quitter les lieux. Joseph découvrit ainsi les vertus du loyer du point de vue du propriétaire. Il calcula qu’avec le revenu de quelques logis comme celui-là il pourrait sans compter se guérir d’inépuisables maladies mortelles.

Ce modeste commerce de cacahouètes lui apporta d’ailleurs une importante rémission de ses maux car de mai à septembre, il se trouvait contraint à la bonne santé. Il se pendait musette et paniers à l’épaule, posait un sombrero bariolé sur ses cheveux blonds et parcourait torse rouge et nu les plages où son physique de culturiste attirait les regards affamés de la clientèle. Il se rattrapait d’octobre au printemps. A la chute des feuilles, il se laissait glisser dans sa maladie mortelle en cours, relisant le Larousse Médical pour s’en remettre les symptômes en mémoire. Il pouvait alors analyser en son corps les progrès du mal et les résistances, les contre-offensives et la victoire finale des tisanes de romarin coupées d’aspirine. Dans cette stratégie thérapeutique l’assista bientôt Mamadou, athlétique tirailleur sénégalais au visage de pharaon, juste démobilisé de la caserne de Fréjus. Joseph l’employa comme femme de ménage avant d’en faire son associé.

Comme les artistes, sans public les malades n’existent plus. Mamadou montra un immense talent d’auditoire pour écouter et compatir. Il dégageait aussi une conviction de vivre assez contagieuse. De plus, il dosait avec amour le romarin dans la bouilloire ; il cuisinait aussi des viandes aux épices requinquantes : tout le ravissait dès qu’il s’agissait du service de Joseph qu’il regardait avec dévotion béate et il eut totalement le loisir de se consacrer au culte de son idole quand il vint habiter dans l’agréable appartement où les cornets de cacahouètes permirent à Joseph de s’installer dès la fin de la deuxième saison. Les étés suivants, Mamadou collabora à la confection des cornets et surtout à leur vente le long de la plage. Les deux associés en sombreros se faisaient appeler “les mexicains” et, progressant du même pas, Joseph rouge et Mamadou noir ratissaient méthodiquement la clientèle. Ainsi de saison en saison, les associés achetèrent peu à peu l’immeuble du quartier du port, puis conjuguant la cacahouète et les loyers, quelques immeubles du Mont-Boron.


Lors de notre voyage familial en France, je leur ai rendu visite. Ils vivaient dans une bruyante kermesse sénégalaise, tamtams et calebasses. J’ai trouvé Joseph chauve et un peu sourd. La couperose enflammait son teint. Il m’a paru tout à fait guéri et fier d’avoir triomphé de tant de maladies mortelles sans aucun secours de la médecine. Il ne geignait plus mais scandait la musique africaine alentour. De plus, il avait la satisfaction de souffrir de rhumatismes dont les douleurs n’affectent que les bien-portants. Mamadou, lui, se déplaçait avec une canne d’importance, qui lui servait de bâton de chef. Ces antiques vieillards portaient encore beau et se chamaillait vigoureusement comme un vieux couple inséparable. Ils nous régalèrent d’un poulet aux arachides. Joseph me raconta longuement comment il avait réussi à triompher de toutes ses successives maladies médicalement mortelles jusqu’au jour où, le jugeant définitivement vainqueur, Mamadou avait balancé le Larousse à la mer. Depuis mai 1968 donc, Joseph se sentait tellement riche et en bonne santé qu’il ne se souciait même plus de sa pension d’invalide de guerre.

- La seule maladie incurable qui m’affecte aujourd’hui : celle de vivre, dit-il, car je sais, ô souffrance, qu’il n’y a de vie que terminée par la mort !

J’ai évidemment pris des photos lors de ce repas. Tout particulièrement réussie, celle où je vois sourire côte à côte ma chère épouse Teiko entre Tonton Joseph et Oncle Mamadou : les trois couleurs des races humaines réunies sur un cliché. Je me trouve satisfait de ce côté intercontinental de la famille. A ce train, notre arbre généalogique pousse des branches sous toutes les latitudes de Babel. A nous, la planète : sacré Joseph, va !

Cependant, leur immeuble plein de musiques et de rires m’a beaucoup étonné. Je croyais qu’ils habitaient bourgeoisement un immeuble de rapport avec des locataires comme il faut, de préférence lessivés à la javel. Mais non : à tous les étages, je n’ai rencontré que des floppées d’artistes et musiciens sub-sahariens comme on dit pour Nègres aujourd’hui. Ces immigrés portaient des robes appelées “boubou”, les femmes montraient leurs épaules contre lesquelles on avait envie de poser la joue, les lèvres. Tous des cousins et cousines grand teint de Mamadou, m’assura Joseph, resté seul Zoreille de la maison. Ils jouaient du tamtam de brousse et de la trompette ouaoua dans les escaliers. Sur les paliers, ils dansaient au rythme des balafons et s’arrêtaient pile pour prier le front contre terre.

- Ils te payent le loyer ? ai-je demandé à Joseph.

- Bien sûr que non ! je les exploite déjà assez. Nous rentrons dans nos frais sans problème. Et en plus, ils offrent la musique.

En fait, Mamadou avait dû faire venir ses frères polygamiques, les Africains ayant l’arbre de famille largement étendu et très respecté, pas moyen de couper à l’invasion des neveux et cousins familiaux. Mais Mamadou les avait tous mis au travail à son profit. Chacun devait vendre des cacahouètes sur un bout de plage délimité. Ou bien des ceintures, des masques, des montres, des bijoux, des souvenirs de Séfadou, n’importe quelle pacotille qui séduise le touriste de bains de mer. Bref, Joseph et Mamadou possédaient une industrie de la distribution florissante et coulaient une retraite éternelle bercée par une joyeuse bamboula subsaharienne.







retour